Dédale
(1997-2000)
1997
"Il y a des aventures qui commencent mal et qui finissent bien, l’inverse est également fréquent. Mais celle de Dédale commence mal et finit en catastrophe avec un déficit inédit pour la compagnie de deux millions de francs.
Je n’ai jamais été attiré par le Festival d’Avignon. À chacune de nos visites, j’en suis reparti avec une impression d’étouffement, et d’immense gâchis. Marie-Pierre Paillard notre représentante considère le festival comme incontournable pour l’image de la compagnie. Elle propose à Bernard Faivre d’Arcier que nous jouions Voyageur immobile. Il préférerait une nouvelle création évidemment. Comme elle revient régulièrement à la charge, je finis par lui lancer, pour la décourager – aussi sûr qu’elle échouera, que si je lui réclamais la lune : “si tu obtiens la Cour d’honneur, pourquoi pas ?”. Marie-Pierre est fille de militaire, j’aurais dû m’en méfier davantage, elle ne s’avoue jamais vaincue, et m’annonce peu de temps après à mon grand dam que la Cour nous attend...
Comment détourner le décor fabuleux du Palais des Papes, cette cour immense à ciel ouvert ? Comment aspirer le spectateur dans un voyage intérieur alors que tout projette vers l’extérieur, l’immensité du lieu, du plateau, la voûte céleste…? J’inverse les espaces, le ciel en bas au fond de la cour, l’envers devient l’endroit...
À l’entrée du public, seuls les gradins sont éclairés, laissant la cour dans l’obscurité. Quand le noir se fait, les spectateurs découvrent là tout en bas, des centaines d’étoiles. Une fenêtre s’illumine au sommet de la façade du palais, un homme se penche, soudain il bascule, plonge, tournoie pour se faire engloutir dans ce ciel étoilé. Plus tard les mains des ramasseurs d’étoiles surgissent des dessous pour les cueillir.
Dédale, le personnage central va se jouer de ces envers et ces endroits, traverser “le jardin des tourments”, “le cimetière des futurs souvenirs”, “le silence des confessions” au milieu d’un ballet de portes à judas inspiré de la dernière étape de ma fugue dans le labyrinthe de couloirs de l’immeuble de mon ami Gilles. Au final, Dédale passe une dernière porte, sa cape se gonfle se déploie, recouvre une partie de la scène, il s’envole au-dessus des remparts du Palais des Papes laissant une scène vide.
Au cours de l’une des représentations, le mistral se met à souffler en tornade, les portes disséminées sur le plateau, maintenues uniquement par des béquilles pliantes, s’effondrent, le ballet des portes se transforme en ballet de techniciens cavalant ici et là pour les remettre d’aplomb. En revanche, jamais l’immense cape de Dédale ne s’envolera au-dessus des remparts avec autant d’élégance.
Des personnages se cherchent sur le rythme d’un film muet, ouvrant, fermant des portes dont certaines se ramollissent, tombent, se redressent, laissant apercevoir ici et là un visage par un judas. Ce ballet de danseurs, corps à l’envers, visage à l’endroit, est passionnant, à construire, à voir surgir, à développer, pourtant Dédale reste un spectacle morcelé, il lui manque ce souffle global, cette cohérence impalpable, mais essentielle dans la construction de ces espaces imaginaires. C’est un spectacle au titre sans doute prémonitoire à plus d’un égard et dans lequel nous allons vraiment nous perdre..."
Paysages intérieurs, pp. 170-175 © Actes Sud
Après un an d'une tournée difficile au sein de laquelle le climat se détériore entre les interprètes, puis s'étend aux équipes techniques, une moitié de l'équipe insiste néanmoins pour continuer le projet.
"D’anciens partenaires : Éric de Sarria, Trond-Erik Vassdal et un nouvel arrivant Philippe Richard, se proposent pour remplacer les partants, et répéter sans être salariés. Le théâtre de Saint-Brieuc nous offre providentiellement le gîte et le couvert. René Aubry et Dominique Dumond font même un prêt de quelques mois à la compagnie pour nous permettre de ne pas subir d’interdit bancaire, et de remettre à flot cette création échouée. Les répétions démarrent. Elles nous permettent de transformer certaines scènes. Dédale trouve un nouveau souffle. Ironie cruelle, il devait représenter la consécration de la compagnie en France et ne rencontrera son vrai public dans sa version finale qu’à l’étranger. Nous apprenons beaucoup plus… Enfin parfois ça fait quand même bien mal."
Paysages intérieurs, p. 177 © Actes Sud